Que peut nous dire la controverse des météorites des réactions de la communauté scientifique face à d'autres anomalies ? Je pense qu'elle offre plusieurs leçons importantes. La 1ère est que dans certains cas les décisions des scientifiques sur les événements anormaux dépendent de l'intelligence sociale. D'une manière ou d'une autre la bonne information doit parvenir aux bonnes personnes ; dans certains cas cela voudra dire qu'elle devra franchir la frontière entre la communauté scientifique et le reste de la société. Là où des événements anormaux sont impliqués, cependant, ce type de communication est chargé de difficultés. La méfiance et le ridicule sont des composantes courantes de la réponse des scientifiques aux signalements par par des non-scientifiques d'événements anormaux n1Voir les articles de l'auteur cité en note 3.. Même lorsque ces réponses ne sont pas présentes, l'indifférence et l'ignorance de la part des non-scientifiques, et l'anticipation de réactions negatives de la part de scientifiques, pourrait être un obstacle au fait de signaler.
La 2nde leçon est l'attitude paradoxale des scientifiques envers le système d'intelligence sociale. D'un côté, les scientifiques sont extrêmement sceptiques faces aux signalements d'événements anormaux provenant du système d'intelligence sociale. Il s'agit d'une réaction parfaitement naturelle, fondée sur l'histoire de la science elle-même et corroborée par des expériences répétées de fraudes et d'erreurs dans l'intelligence sociale à propos d'événements inhabituels. La méfiance et le ridicule avec lesquels les signalements d'événements inhabituels sont souvent accueillis par les scientifiques fonctionnent très bien dans le cours ordinaire des affaires. Cependant les scientifiques tendent à croire que d'une manière ou d'une autre les véritables événements anormaux seront transmis avec succès par l'intelligence sociale, et que par conséquent il n'y aura pas de grandes difficultés liées à l'information sur ces événements. Dans le cas des météorites cette présomption fut incorrecte. De véritables événements anormaux avaient lieu, et les attitudes négatives des savants envers les signalements entravèrent bien le flux des informations. J'invite le lecteur à envisager si des problèmes semblables ne pourraient pas entraver le flux d'information vers les scientifiques concernant de véritables anomalies, comme nous savons que c'est le cas pour des hypothétiques comme les ovnis ou les serpents de mer.
La 3ème leçon est que l'acceptation scientifique est susceptible d'être liée à la capacité des scientifiques à contrôler les données d'une manière donnée. Là où le contrôle est difficile à mettre en œuvre, comme dans le cas de la foudre en boule, par exemple, un scepticisme continu de la communauté scientifique est le résultat probable s1Singer, S.: The Nature of Ball Lightning (New York: Plenum Press, 1971); et particulièrement Garfield, E.: "When Citation Analysis Strikes Ball Lightning", Current Contents, vol. 8, n° 20 (17 mai 1976), pp. 5-16.. Pourtant ce contrôle lui-même dépend souvent de la volonté des scientifiques d'être attentifs aux signaux du système d'intelligence sociale suffisamment longtemps pour effectuer des recherches utiles. Nous avons vu que l'examen superficiel accordé à la pierre de Luce par l'Académie des Sciences fut insuffisant. Les analyses chimiques importantes au tournant du siècle, d'un autre côté, furent le produit d'engagements intellectuels forts en faveur de la réalité des chutes de météorites. S'il existe un élément commun ou intéressant dans les données, un scientifique doit accorder suffisamment d'attention aux rapports pour détecter ce qu'il est. Parfois cela pourrait impliquer de prendre des risques intellectuels et professionnels, comme Chladni l'a fait. Et comme la controverse des météorites l'illustre, accorder une grande attention aux signalements n'est pas toujours suffisant pour produire la conviction, même si une anomalie véritable est impliquée. G. A. DeLuc, par exemple, connaissait très bien les rapports, mais avant la pluie de l'Aigle il ne leur accorda jamais le moindre crédit ; et il accepta la réalité de la pluie de l'Aigle avec beaucoup de réticences s2DeLuc, G. A.: Observations sur un Ouvrage intitulé Lithologie Atmosphérique (Geneva: G. J. Manget, 1803), p. 39.. Pour la plupart des scientifiques, cependant, capacité à vérifier les données et acceptation du phénomène vont de paire.
Une 4ème leçon que nous pourrions tirer de la controverse, mais que nous ne pouvons discuter que
brièvement ici, est l'importance de la théorie dans la validation des données.
Plusieurs aspects du phénomène des météorites semblaient inexplicables à divers moments de la controverse : la chute
elle-même ; le globe de feu ; la vitesse relativement faible dans la basse atmosphère menant à une faible pénétration
dans le sol. La confusion linguistique fut engendrée par l'utilisation des mots pierre de tonnerre
et pierre
de foudre
, et le faux lien avec les orages interféra avec une compréhension correcte de la nature des pierres
tombées. Il fallu attendre que Laplace et Biot avance la théorie des volcans lunaires
pour que les savants pensent qu'une
explication possible existait, même si l'explication correcte avait été proposée avant par Chladni. LaCroix posa très
bien le problème :
Lorsqu'un phénomène est annoncé, si nous pouvons nous assurer, par une énumération complète des différents agents physiques, qu'aucun d'entre eux n'est capable de le produire, l'impossibilité du phénomène serait le résultat évident, et par conséquent la fausseté du récit.
Mais, d'un autre côté, lorsque nous trouvons une cause qui établit sa probabilité, si la logique nous interdit de l'attribuer exclusivement à cette cause, cela nous commande en même temps de remplacer la négation totale par le doute, et d'employer tous les moyens possibles de confirmer le fait, parce qu'il n'est pas repugnant pour les lois de natures3Lacroix, S. -F.: "On the Stones supposed to have fallen from the Clouds", Philosophical Magazine, vol. 15 (février 1803), pp. 187-188, à 187. Il s'agit d'un écho évident du point de vue de Biot, op. cit. note 25..
Pour dire les choses brutalement, si nous ne pouvons expliquer un phénomène, nous devons rejeter les signalements de
son existence, si ces signalements proviennent de non-scientifiques. Et nous avons déjà vu que certains
philosophes contemporains veulent aller plus loin dans le rejet des données inexplicable, même venant de
scientifiques. Il est certain que la crédibilité de la foudre en boule a souffert de
l'inadéquation des théories proposées pour l'expliquer. Les implications logiques de cette question dépasse mon cadre
ici n2Mais voir Agassi, J.: "When Should We Ignore Evidence in Favour of a
Hypothesis?", dans Agassi, J.: Science in Flux (Dordrecht: Reidel, 1975), pp. 127-154., mais il ne fait
pas de doute que ce principe de ce qui est inexplicable est impossible
est souvent appliqué par les
scientifiques aux signalements d'événements anormaux s4Par exemple, voir Markowitz, W.: "The Physics and Metaphysics of Unidentified
Flying Objects", Science, vol. 157 (15 septembre 1967), 1274-79..