En essayant de comprendre de quelle manière les savants en vinrent à croire en la réalité des météorites, j'ai trouvé très utile d'emprunter un concept à la physiologie du système nerveux, le concept de "sommation" s1 Voir Usherwood, P. N. R.: Nervous Systems (Londres: Edward Arnold, 1973), pp. 88-93.. Ce concept tient à la manière dont les signaux sont passés le long des nerfs. Souvent une seule impulsion arrivant depuis une fibre nerveuse à la synapse nerveuse ne sera pas transmise à moins qu'une autre impulsion n'arrive d'une autre fibre dans un court moment. La synapse intègre alors ou "somme" les signaux issus des fibres et transmet son propre signal en conséquence. Je voudrais faire valoir que d'une manière très semblable, les événements anormaux sont sujets à des "effets de sommation" — c'est-à-dire, que la réaction aux signalements d'événements anormaux est fonction de la quantité et de la qualité des signalements reçus. Dans ce cas le temps n'est pas aussi important que le fait d'avoir reçu 2 signalements indépendants ou plus qui ensemble produisent un sentiment de conviction — ou du moins d'intérêt — que 1 seul signalement ne produirait pas. Garder ce concept à l'esprit pourrait nous aider à comprendre le comportement de nombre des savants dans la controverse sur les météorites pour qui des éléments venant de plusieurs signalements indépendants indiquèrent que les météorites méritaient d'être étudiées.
Examinons cette question des effets de sommation et de leur importance un peu plus. Il existe de nombreux cas dans la vie ordinaire où des indices indépendants de 2 sources ou plus produisent un sentiment de conviction que l'information fournie par une source unique ne produit pas. Dans les cours de justice comme dans le travail du renseignement militaire ce type d'indices concourants a une valeur probative plus grande s2 Cf. Cohen, L. J.: "How Can One Testimony Corroborate Another?", in R. S. Cohen (ed.), Essays in Memory of Imre Lakatos (Dordrecht: Reidel, 1976), pp. 65-78.. Cela revet une importance spéciale, cependant, lorsque le contenu de la communication est susceptible du susciter le doute de l'interlocuteur. La réception d'événements anormaux par des scientifiques est, telle qu'elle fût, un cas particulier de ce principe général. Un signalement unique d'un événement anormal sera généralement considéré avec scepticisme, si ce n'est carrément écarté. Mais à mesure que des signalements d'événements anormaux du même type se multiplient, ils pourraient alors commencer à recevoir une attention qu'ils n'auraient pas reçue pour eux seuls.
L'effet de signalements multiples indépendants semble fonctionner de 2 manières. Le 1er effet est d'amener le scientifique à voir les événements comme méritant un intérêt. Cela peut être important si cela veut dire consacrer plus de temps et d'attention et, plus significatif encore, la recherche d'éléments supplémentaires. Si 2 signalements ou plus d'un événement inhabituel comportent des caractéristiques communes, en particulier celles dont il est difficile d'imaginer que les témoins aient pu les inventer, un scientifique pourrait penser qu'il y a "quelque chose" là-dedans n1L'absence d'un tel "facteur commun" non-évident est une raison pour laquelle R. V. Jones suggère que les signalements d'Objets Volants Non-Identifiés devraient être rejetés. Voir sa "Natural Philosophy of Flying Saucers", Physics Bulletin, vol. 19 (1968), pp. 225-230, à 229. Une partie de la difficulté pourrait être de reposer sur des concepts "conjunctifs". Voir Bruner, J. & Goodnow, J. J. & Austin, G. A.: A Study of Thinking (New York: John Wiley, 1956).. La caractéristique commune pourrait orienter vers un problème potentiellement soluble s3Voir Medawar, P. B.: The Art of the Soluble (Harmondsworth, Middx.: Penguin Books, 1969)., qui justifierait d'y consacrer des efforts. Le 2nd effet fortement lié est la validation recoupée de l'intérêt de chacun des signalements. Le fait que les témoins mentionnent la même chose tend à conférer aux 2 (ou à tous les) signalements la même valeur probante. Ainsi la conjonction de 2 signalements ou plus pourrait faire bouger le scientifique du doute à la suspension du jugement ou même à la curiosité. Il y a de nombreux exemples de cet effet exactement dans la controverse sur les météorites.
En 1790 il y eut une pluie d'un grand nombre de pierres dans la commune de La Grange de la Juliac dans le sud de la France n2Il s'agit de la pluie de Barbotan citée précédemment: Bertholon, op. cit. note 22.. Cette pluie fut observée par peut-être 300 personnes de la communauté. Un professeur d'Agen, Saint-Amand, entendu parler de la pluieet, fortement amusé, demanda une déposition formelle aux témoins. A sa surprise un protocole légal signé par le maire et le procureur de la ville lui parvint avec un échantillon des pierres. Saint-Amand n'était pas plus convaincu qu'avant, mais envoya le document à son ami le physicien Bertholon, qui était rédacteur-en-chef du Journal des Sciences Utiles. Bertholon deversa alors son mépris sur les témoins :
Si ces lecteurs eurent dès-lors l'occasion de déplorer l'erreur de quelques particuliers, combien ne gémiront-ils pas aujourd'hui en voyant une Municipalité toute entière attester, consacrer, par un procès-verbal en bonne forme, ces mêmes bruits populaires, qui ne peuvent qu'exciter la pitié, nous ne disons pas seulement des Physiciens, mais de tous les gens raisonnables (...)Que pourrons-nous ajouter ici à un pareil procès-verbal ? Toutes les réflexions qu'il suggère se présentent d'elles-mêmes au lecteur philosophe, en lisant cette attestation authentique d'un fait évidemment faux, d'un phénomène physiquement impossibles4Ibid., p. 226. (souligné dans l'original.).
11 ans plus tard Saint-Amand lisait un article écrit sur les investigations à propos des pierres météoritiques menées par Howard en Angleterre. Il compara les pierres qui lui avaient été envoyées avec celles décrites dans l'article : elles semblaient être identiques ! Il commenta :
Si elle ne produit pas chez moi la conviction, il me parait au moins très remarquable que toutes les pierres auxquelles on attribue dans divers pays la même origine présentent exactement les mêmes caractères, et je demeure convaincu que quelqu'absurde que paraisse l'allégation d'un fait en physique, il faut suspendre son jugement, et ne point se hâter de regarder ce fait comme impossibles5 H. F. B. de Saint-Amand, lettre dans Bibliothèque Britannique, vol. 20 (mai 1802), pp. 85-89, à 88..
Ce type d'effet de sommation apparait à plusieurs moments cruciaux dans la controverse sur les météorites. L'analyse chimique des météorites qui fut entreprise par Howard et qui alla jusqu'à convaincre la communauté scientifique que les pierres étaient réelles fut stimulé par l'influence de Sir Joseph Banks, à cette époque Président de la Société Royale. Banks avait remarqué une pierre exposée à Londres qui était supposée être tombée des nuages près de Wold Cottage, dans le Yorkshire en 1795. Banks remarqua la noted ressemblance entre la pierre exposée et d'autres pierres qui lui avaient été envoyées comme étant tombées près de Sienne, en Italie en 1794. Cette ressemblance l'amena à recueillir des récits d'autres pluies, et au final à encourager Howard à enquêter sur les ressemblances chimiquement s6Howard & de Bournon, op. cit. note 23, at 175..
Un autre exemple d'effet de sommation résultat d'un article court mais très important par l'Abbé A. X. Stütz, à l'époque conservateur adjoint du Cabinet d'Histoire Naturelle du Kaiser à Vienne s7A. X. Stütz, "über einige vorgeblich vom Himmel gefallene Steine", Bergbaukunde (Leipzig, 1790), pp. 398-409.. Stütz avait reçu un échantillon d'une pluie de météorite à Eichstedt de son ami le Baron Von Hompesch. Il trouva une description d'un "minéral" similaire supposé être tombé du ciel dans un livre du minéralogiste Von Born. Ces 2 cas lui rappelèrent encore un 3ème qui avait eu lieu en Yugoslavie en 1751 : plusieurs témoins avaient juré avoir vu une lourde pierre descende d'une boule de feu. L'évêque du Consistoire d'Agram avait enquêté sur la chute et avait envoyé la pierre avec une déclaration sous serment au Cabinet du Kaiser où Stütz l'avait vue. La pierre d'Agram était presque du fer pur ; elle rappela à son tour à Stütz un autre bloc de fer pur, une énorme masse qui avait été trouvée au sommet d'une montagne par Peter Simon Pallas, un savant et explorateur russe. Lui, aussi, avait été décrit comme tombant du ciel. Il est clair que Stütz n'était pas prédisposé à accepter les dépositions des témoins de la pluie d'Agram. Mais peut-être, se demanda Stütz, au regard du thême commun à travers tous ces récits, y avait-il quelque chose là-dedans après tout ? n3 Ibid., 406-09. L'importance de la similarité est explicitement mentionnée par Stütz, mais seulement en passant ; c'est plus implicit dans la nature et la composition de l'article. Stütz en fait fait plus d'une expérience de Komus dans laquelle le fet a été réduit par une étincelle électrique, et amena une masse enflammée à tomber. Stütz se demanda si un effet semblable n'aurait pas pu avoir lieu dans l'atmosphère à une plus grande échelle, qui pourrait expliquer les météores.
A de nombreux égards un musée est un point naturel de sommation d'objets anormaux n4 Le Dr James Ritchie, conservateur du Musée Ecossais Royal à Edinbourgh, dans une lettre à Rupert Gould, a déclaré : Si vous aviez l'accasion de voir les spécimens, qui sont envoyés ici pour identification, supposés être les restes, non pas de serpents de mer, mais d'animaux terrestres monstrueux, et qui se sont révélés être des choses très ordinaires au final, vous placeriez très peu de foi dans les observations routinières, souvent dans des conditions difficiles, de marins et d'autres, même lorsque les observations furent étayées par des déclarations sous serment. Cité par Gould, R.: The Case for the Sea Serpent (Londres: Philip Allan, 1930), pp. 248-249., et les musées auraient pu jouer un rôle majeur dans la controverse des météorites. Le triste fait est, cependant, que souvent ils ont laissé leurs précieux specimens de météorites se perdre, ou s'en sont même débarassés s8Chladni, op. cit. note 12, à 5.. Heureusement, les pluies étaient suffisamment fréquentes et un nombre suffisant de specimens survécut dans les musées ou des collections privées pour rendre possible une comparison entre eux n5 Les collections privées de specimens d'histoire naturelle étaient très populaires au 18ème siècle. Voir Y. Lassius, "Les Cabinets d' Histoire Naturelle", in R. Taton (ed.), Enseignement et Diffusion des Sciences en France au 18ème Siècle (Paris: Hermann, 1964), pp. 659-670..
Un effet de sommation peut être produit par une acquisition passive de données - comme dans le cas de l'Abbé Stütz - mais il peut aussi avoir lieu comme résultat d'une recherche active. Ce qui a été probablement l'événement intellectuel le plus important dans la controverse a été le résultat d'une telle recherche de données. Chladni, que j'ai mentionné plus tôt, était un chercheur indépendant et voyageait beaucoup. Alors qu'il rendait visite au physicien G. C. Lichtenberg à Göttingen en 1792, la conversation tourna sur les météores. Chladni pressa Lichtenberg de lui dire quels physiciens avaient réfléchi à ce phénomène inexpliqué. Lichtenberg indiqua que alors que les météores avait été généralement expliqués comme électriques, lui et d'autres pensaient que cette théorie était loin d'être satisfaisante. Ce qu'ils étaient alors, Chladni voulait le savoir. Eh bien, suggéra Lichtenberg, ils pourraient être des corps venant d'au-delà de la Terre. Cela intrigua tellement Chladni qu'il décida d'en découvrir autant qu'il pouvait à leur propos. Il raconte :
Avec cette intention je restais pratiquement 3 semaines de plus à Göttingen, pour recueillir autant de rapports de boules de feu que je pouvais en mettre la main dessus à la bibliothèque de la ville. Il se présenta rapidement comme une vérité historique, que souvent des masses de pierre et de fer tombaient suite à l'apparition d'une boule de feu explosant...s9Chladni, op. cit. note 12, 8.
Une des pièces d'information qu'il découvrit de cette manière fut le mémoire de Stütz, qui lui fit une impression considérable. Lorsqu'il publia ses conclusions dans un petit livre, son contenu et son titre furent fortement influencés par les éléments examinés par Stütz, en particulier la masse de fer de Pallas. Lorsqu'il écrivit, Chladni n'avait jamais vu une météorite, mais basa ses conclusions entièrement sur des rapports ; une bibliothèque peut ainsi nous servir de point de sommation pour les signalements d'anomalies. Si les rapports pertinents peuvent être extraits de la masse de matériel dans les avoirs de la bibliothèque, le chercheur pourrait disposer d'un ensemble de données tout prêt. Ce fut ce que Chladni trouva.
Un autre point, cependant, doit être reconnu ici. Ce ne fut pas que la réalité des signalements de météorites que découvrit Chladni dans cette recherche en bibliothèque ; ce fut aussi le lien entre météores et météorites. Les cas ne correspondaient pas seulement comme un ensemble d'événements similaires, mais comme un ensemble de pièces nécessaire à résoudre un puzzle. Ce ne fut que lorsque les événements différents furent juxtaposés que leur relation apparût comme une "vérité historique". D'autres (comme Stütz) avaient fait le lien avant, mais uniquement de manière spéculative et incertaine. Chladni, convaincu par la variété des données qui menaient toutes à la même conclusion, établit le lien de manière non équivoque.