Jusqu'ici nous nous sommes préoccupés de la "logique" interne de la découverte scientifique. Des forces externes à la communauté scientifiques étaient-elles aussi à l'œuvre ? n1Une récente synthèse de la littérature sur les liens de causalité "interne" versus "externe" dans la découverte scientifique peut être trouvée dans MacLeod, R.: "Changing Perspectives in the Social History of Science", dans Spiegel-Rösing, I. & de Solla Price, D. (eds), Science, Technology and Society: A Cross Disciplinary Perspective (Londres: Sage Publications, 1977), pp. 149-195. Un facteur externe clairement présent fut les signalements de pluies de météorites, qui provint largement de l'extérieur de la communauté scientifique. La croyance dans les chutes de pierres gagna en crédibilité hors de la communauté scientifique avant qu'elle en gagne en son sein ; en fait, la croyance extérieure et les signalements devaient finalement déboucher sur la reconnaissance interne. Mais ce n'est pas le type de facteur "externe" qui serait ordinairement intéressant pour le sociologue du savoir. Des interêts sociaux furent-ils affectés par la controverse des météorites ? Un corps de personnes particulier de la communauté scientifique fut-il identifié comme ayant une croyance ou un doute envers les météorites ? La controverse intervient, par exemple, pratiquement au beau milieu de la Révolution Française, qui apporta d'énormes changements à la structure de la communauté scientifique française, y compris l'humiliation de l'Académie des Sciences et au final son absorption dans l'Institut de France s1Voir Hahn, R.: The Anatomy of a Scientific Institution: The Paris Academy of Sciences, 1666-1803 (Berkeley, Calif.: University of California Press, 1971).. Il est certain que les météorites, qui étaient vues principalement par le peuple commun, étaient exactement le type de chose que la "science jacobine" aurait voulu défendre contre une science plus théorique s2Gillispie, C. C.: 'Science in the French Revolution', in Barber and Hirsch (eds), op. cit. note 71, 89-97.. Chladni, qui ne détenait pas de poste universitaire ou affiliation à académie prestigieuse, n'était-il pas un excellent exemple d'un "homme marginal" ?
Malheureusement, cette hypothèse n'ira pas très loin pour nous aider à comprendre l'acceptation des météorites. Pour commencer, la controverse n'était pas simplement française, bien que la France fut perçue comme son centre. La Société Royale de Londres y prit part, le journal genevois Bibliothèque Britannique rapporta la plupart de la dispute, et les articles de Chladni et d'autres furent publiés dans des journaux allemands. Des pluies importantent eurent lieu en France s3Barbotan 1790, Villefranche 1798, et l'Aigle 1803 mais eurent aussi lieu en Italie s4Sienne 1794, Angleterre s5Wold Cottage 1795, et en Inde s6Benares 1798. Chladni n'était une figure marginale que d'un point de vue institutionnel ; il était hautement respecté intellectuellement. Ses principaux opposants dans la controverse étaient les frères G. A. et J. A. DeLuc s7Chladni, op. cit. note 12, à 9. J. A. DeLuc était néanmoins un correspondant étranger de l'Academie des Sciences., tous 2 suisses. E.-M.-L. Patrin, un membre de l'Académie, qui contesta les théories de Chladni comme les résultats de Howard, ne le fit jamais dans sa capacité officielle, mais en tant que savant particulier. Alors que l'Académie, suite au rejet de la pierre de Luce en 1772, était associée à une attitude négative face aux météorites, elle fit très peu à partir de 1772 jusqu'aux dernières années de la controverse.
Les événements qui menèrent à l'enquête de Biot sur la pluie de
l'Aigle en 1803 (qui devait se révéler être la pièce finale de
conviction dans la controverse) sont intéressants en eux-mêmes. La nouvelle de la pluie de l'Aigle parvint à Paris
assez vite. Les pierres de Lune
étaient exposées dans les jardins publics, vendus par des fournisseurs
d'histoire naturelle, et chantés dans les rues s8Brard, C. P.: article sur "Meteorite", in Dictionnaire des Sciences Naturelles,
vol. 30 (Strasbourg: Levrault, 1824), pp. 334-58, à 345.. Lorsque Chaptal, ministre de l'Intérieur et président
de la section scientifique de l'Institut, demanda une enquête, il n'est pas certain qu'il croyait réellement
qu'un événement réel quelconque serait découvert. Il pourrait simplement avoir voulu mettre un terme à la clameur
publique. Voici certainement ce qui fut une influence externe, bien que de type très transitoire.
Maintenant bien sûr il est possible que les événements de la Revolution aient fait une impression si forte sur l'esprit des Académiciens qu'ils voulaient maintenant accepter les pierres, bien qu'ils ne l'auraient pas voulu autrement. Et peut-être Chaptal fut-il plus réactif à l'intérêt du public qu'il ne l'aurait été avant à cause de ses propres expériences durant la Révolution. Pourtant il est difficile de croire qu'en aucun cas Biot n'aurait été envoyé à l'Aigle, étant donnés ses propres points de vue exprimés auparavant s9 Biot, op. cit. note 25., la controverse, et la courte distance de l'Aigle depuis Paris.
Il y a aussi d'autres indications. Si des influences révolutionaires étaient responsables, on aurait pu penser que
les Académiciens auraient saisi toute occasion de louer l'intelligence du peuple commun. Cela n'est tout simplement
pas arrivé. Dans le mémoire de Biot, par exemple, le peu de
lumières
de la population rurale est traité d'une manière naturaliste assez directe ; il n'est ni méprisé ni
applaudi s10 Biot, op. cit. note 26, 7-8.. Dans un article précédent de Patrin, cependant,
dans lequel il remettait en question le travail de Howard et de Bournon, il déclara que les témoignages des pluies
étaient basés sur des on-dits
d'individus non nommés, et dont le témoignage est pour la plupart insignificant
s11Patrin, op. cit. note 60, at 377. (Emphasis in original.). Au moins dans les écrits
d'Académiciens, il n'y avait pas de tentative de flatter les masses. Ici l'hypothèse de causalité externe
échoue par manque d'indices.
Si nous posons la question de manière différente, cependant, nous pouvons voir que certaines influences externes furent importantes. Si nous prenons l'Europe occidentale dans son ensemble, nous pouvons voir que la controverse des météorites fut intimement liée au problème de l'autonomie de la science. Comment la science put-elle résister à la pénétration de récits erronés de phénomènes naturels transmis au travers le système d'intelligence sociale ? La communauté scientifique avait un intérêt acquis à ne pas admettre des données qu'elle ne pouvait pas vérifier, car le faire aurait été compromettre son autonomie institutionnelle. La controverse des météorites ne nous présente pas tant l'effet de forces externes sur le contenu de la science que la tentative de la communauté scientifique de se défendre contre ces pressions externes. La réponse à ces pressions ne fut favorable que lorsque la science trouva un critère pour décider quelles données devaient être acceptées, et que le processus d'acquisition de données fut à nouveau placé fermement sous le contrôle scientifique.